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#10 : le prénom

J'échange avec la fille de Mme A sur la nécessité de respecter les "gestes barrières" pour se protéger, d'ailleurs, de nombreuses personnes intervenant au domicile ont dû modifier leur organisation.

"J'ai peur qu'elle m'oublie. Déjà en allant la voir tous les week-ends, il arrive qu'elle ne sache plus mon prénom, alors sans visite pendant plusieurs semaines, elle va m'oublier. Tant qu'elle me reconnaît ça va encore, mais quand elle ne saura plus qui je suis, alors on devra la placer."


Je me rappelle alors du jour où Mme A avait retrouvé ses albums photos pendant que l'on triait son étagère.

En arrivant ce jour là, elle se plaignait d'être seule, qu'on la laisse tomber, tournant en rond, levant les bras au ciel, s'asseyant et se relevant sans cesse.

"Vous vous rendez compte, même mes enfants m'ont abandonnée...

- Votre fille vous manque ?

- Il y a bien longtemps que je ne la vois plus et puis elle a bien d'autres choses à faire plus intéressantes que moi.

- Racontez-moi sur votre fille, comment s'appelle-t-elle déjà ? Elle est là sur ces cadres ?

- Si ça peut vous faire plaisir… Ma fille s'appelle… Ha, ça y est ça m'échappe... S... S... Je ne la vois pas sur ces photos."

Mme A attrape un portrait de sa fille : "Là c'est ma sœur quand elle était jeune, peut-être à mon mariage. Ca doit être ça oui."

Je ne la corrige pas, ça me semble inutile de lui rappeler ses confusions, et de toutes façons, son état d'agitation et de stress brouille tout son cerveau.

Ce jour-là, on devait absolument retrouver ses papiers de santé. Donc on s'est mises à vider son étagère, méthodiquement et calmement. Mme A tombe alors sur un album de photos de famille. Quelle belle trouvaille ! Elle effleure la couverture, remet en ordre les pages détachées, et commence à le parcourir malgré elle.


"Ah, ça c'est moi à mon mariage, il y a avait beaucoup d'invités !"

Comme sortant d'un grimoire, lui reviennent de nombreux détails de la cérémonie, la conception de la robe, les anecdotes sur les invités. Les pages se tournent jusqu'aux photos de naissance de sa fille.

"- Oh là là... Et voilà Sophie, quel beau bébé ! On est toujours restés près d'elle, et maintenant encore, heureusement qu'elle est là ma Sophie..."


On n'oublie pas un enfant, son mari ou sa femme. On oublie son prénom, son âge, l'époque dans laquelle nous sommes, sa nouvelle de coupe de cheveux nous déstabilise, mais le lien est toujours là. Il est incarné, inscrit au delà de la mémoire.

Il change, il devient en deçà du langage.

Il se confond avec d'autres pensées et émotions du moment. Alors l'aide à domicile devient sa fille, le voisin devient son mari, la colère d'une rancoeur de famille s'exprime sans raison sur nous...

Ce lien se cultive et passe par des chemins parfois très sensibles : une intonation de voix, une odeur, une chanson marmonnée, la manière d'apporter une caresse sur la main, une qualité de présence singulière à chacun.


Alors, pendant ces périodes d'isolement, j'invite Sophie à appeler sa maman chaque jour, puisqu'elle maîtrise le téléphone, pour parler de tout et de rien, maintenir ce lien, cette voix qui fait écho à leur lien de coeur.


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